Philippeville 1937 - 3 mats échoué
— Philippeville 1937 —
- Photo Pierre Charrier -

 

La Marinelle

Chaque ville a un métier, ou plusieurs, qu'elle exerce avec des fortunes diverses.

Penchée sur la Méditerranée dès sa création, Rusicada n'a pu échapper à ce destin et ce n'est pas parce que le Général Négrier, à la tête de la colonne d'occupation découvrit quelques ruines et de modestes bergers paissant leurs troupeaux de chèvres, que la vocation maritime de la ville avait disparu.

Tout au long du littoral, les villes qui bordent la mer intérieure abritent les mêmes sites, voués à des activités semblables qui leur procurent leur commune identité.

Charpentiers de marine, pêcheurs, aconniers, saleurs, marins scrutent le même horizon. Tous sont pareils de Tanger à Sidon à Naples et à Marseille.

Voilà bien là le pays que décrit Fernand BRAUDEL, en peu de mots, dans son ouvrage sur "La Méditerranée"

Dans ce livre les bateaux naviguent, les vagues répètent leur chanson, les vignerons descendent des collines de Cinqueterre sur la riviera génoise, les olives sont gaulées en Provence et en Grèce, les pêcheurs tirent leurs filets sur la lagune immobile de Venise ou dans les canaux de Djerba, des charpentiers construisent des barques pareilles aujourd'hui à celles d'hier et cette fois encore à les regarder nous sommes hors du temps.

A Philippeville le quartier des marins s'appelait "La Marinelle".

Avant même la construction de la jetée, en 1870, des pontons, sommairement édifiés, recevaient les embarcations des pêcheurs au retour de leurs sorties en mer, et ces esquifs étaient tirés à terre chaque soir.

Après la construction de l'ouvrage, les marins avaient édifié un ponton auquel ils amarraient leurs barques de façon permanente. A proximité, l'autorité maritime avait construit un abri pour y entreposer les engins de pêche.

Quels étaient leurs bateaux ? Des palengriers de 8 mètres de long, des "Outs" qui dépassaient onze mètres et sur lesquels ces marins maniaient leurs longues rames leur permettant, chaque nuit, de parcourir le golfe parfois sur 20 ou 30 nautiques pour chercher et découvrir les sardines et les anchois qu'ils ramenaient au port, à l'aube, comme des fantômes à peine visibles.

Et quand la pêche était bonne l'usinier faisait la grimace, et, invoquant le manque de place offrait un prix dérisoire pour la cargaison. Les affaires étaient les affaires !

 

Philippeville - transport de sable

 

D'où venait ce peuple de marins ? Ils avaient quitté Naples et sa misère, la Corse et sa pauvreté, Malte si étroite dans ses deux îles, la Provence et son phylloxera, Trapani en Sicile, et aussi l'Espagne devenue pauvre après sa splendeur.

Ils traînaient leur misère, vivant à huit ou dix, dans des logements sordides qui s'étiraient dans les rues proches du port et d'où s'exhalait, le soir venu, une odeur très forte de friture.

Les charpentiers de marine s'étaient installés le long de la grève dans des ateliers où trônait habituellement une barque en construction, entourée d'un incroyable amoncellement de pièces de bois, en forme de gabarits ou de pièces de rechange.
Autour de l'ouvrage se rassemblaient des marins, spectateurs attentifs au déroulement de la construction et qui commentaient les événements de l'actualité locale.

Chacun y trouvait son compte de nouvelles et satisfaisait son appétit méditerranéen de curiosité à l'égard de la société dans laquelle il vivait.
Un Procureur de la république à la retraite, assidu de l'atelier des frères CHIQUEL ne dédaignait ni ces propos ni les commentaires techniques (à l'égard de l'ouvrage en cours).

Les propriétaires de ce chantier m'honoraient de leur amitié.
Non loin de là une autre génération de charpentiers affichait un goût manifeste pour le modernisme et faisait preuve d'une préférence marquée pour l'ordre et le silence. Je ne suis pas sûr que leurs bateaux tiraient profit de cette particularité et qu'ils naviguaient mieux ou plus vite que ceux des frères CHIQUEL.

Et puis il y avait aussi PARASCANDOLLA dont l'adresse était bien connue car il était capable de placer un remaillé (pièce de remplacement d'une partie de bordé) à l'aide d'un gabarit sommairement dessiné et qui s'ajustait ensuite parfaitement. PARASCANDOLLA n'avait qu'un défaut... qui ne rebutait pas ses clients : il aimait le vin rosé et l'on sait ce qu'une telle pratique peut provoquer comme désordre ! Cela le rendait indisponible pour plusieurs heures et nuisait à la régularité de ses travaux. Paix à ses cendres... car il forçait la sympathie et l'on admirait son adresse.

Mais le centre de la Marinelle c'était la buvette.

Ah ces buvettes d'Algérie quels dégâts elles pouvaient provoquer !
L'anisette y coulait à flots et il faisait si chaud aux heures méridiennes !
A proximité de cette buvette un personnage de légende Marie PACCARONE avait réussi à attirer dans sa guinguette une clientèle de Philippevillois qui recherchait et trouvait chez elle le pittoresque des menus méditerranéens et la faconde italienne si chaleureuse et si communicative.

Chaque soir une douzaine, ou plus, de Pharmaciens, Médecins, Hommes d'affaires, Avocats et leurs épouses venaient faire provision de bonne humeur.

Le langage de Marie PACCARONE était imagé et elle empruntait à son ascendance napolitaine des expressions qui enchantaient son public.

Rendant visite à son Avoué elle confessait qu'elle était "à paiolle" traduisant ainsi de manière pittoresque son extrême détresse financière, les paiolles constituant le plancher mobile des bateaux de pêche et se situaient donc au plus bas.
Elle était la sœur de Julien CACCIOTOLO, qui exploitait avec succès une usine de salaisons réputée, qui absorbait les produits de la pêche locale et contribuait ainsi à la vie économique de la cité.

Julien CACCIOTOLO armait pour la pêche des chalutiers qui sillonnaient le golfe et ravitaillaient la ville en magnifiques poissons de toutes sortes.
Industrieux, il armait également des balancelles qui allaient ramasser sur les plages le sable nécessaire à la construction des immeubles.
Il n'était pas le seul, bien entendu, et les FORTINO et autres italiens du cru alignaient aussi de forts beaux chalutiers.
J'ai souvent rencontré en mer ces marins, appliqués, qui connaissaient, par cœur, les couloirs à emprunter avec leurs chaluts sans heurter des roches qui les eussent endommagés.

Levés avant l'aube ils regagnaient le port vers dix sept heures entourés de goélands criards, avides de happer les rebuts des chaluts que les pêcheurs appelaient "La Matsam" et qu'ils rejetaient à la mer.

C'est par ce mot que les napolitains désignaient la classe sociale défavorisée à laquelle, souvent, ils appartenaient eux mêmes.

Ce peuple de la mer, pacifique et travailleur, restera pour nombre d'entre nous un inoubliable souvenir.

 



Le Sport Nautique

On ne peut pas évoquer La Marinelle sans parler d'une autre institution locale toute proche : le Sport Nautique.

Groupés en une association de la loi de 1901 des retraités, modestes pour la plupart, avaient construit, en 1889, des embarcations aussi modestes qu'eux qu'ils avaient amarrées à des corps morts à l'embouchure encore visible de l'oued Beni-Melek, à côté de la Marinelle ; puis ils avaient à force d'économies, édifié un bâtiment léger où ils remisaient leurs engins de pêche et leurs outils.

Rien à voir avec un club nautique traditionnel tel qu'il pouvait exister à Alger ou même à Bône, la ville rivale.

"La matsam" en quelque sorte !

La matsam ? oui, mais une réunion d'hommes libres et indépendants, volontiers solidaires, qui ne demandaient rien à personne et regardaient tous dans la même direction c'est à dire la mer !

Ils scrutaient le large et ses colères mais aussi ses promesses de pêches miraculeuses. Leurs embarcations étaient entretenues avec un soin jaloux sous le regard narquois de voisins impitoyables. Les plus vieux, ceux qui ne naviguaient plus et que l'on appelait "les sénateurs" observaient sans bienveillance les plus jeunes, moins expérimentés... mais plus fortunés.

L'arrivée des bateaux, au retour de la pêche, était l'objet d'une curiosité dédaigneuse et discrète mais terriblement efficace, car, de recoupements en recoupements on arrivait à savoir quels avaient été les lieux de pêche et on prenait note en silence.

Parfois n'y tenant plus on se hasardait à une question... mais pour quelle réponse ambiguë et tant pis pour le questionneur !

Où avez-vous pêché ça ?

Mais c'est très simple : vous mettez le phare de Srigina sur la maison de THOME et vous y êtes.
Ou bien tu alignes la grande plage sur la pointe des pignes et tu y es...

On y était... bien sûr, mais le poisson n'y était plus.

Moi j'avais trouvé un "champ d'avoine" ... mais était-ce de l'avoine ?
Il dominait le village de Stora et il suffisait d'y placer le phare de Srigina pour y pêcher des mérous de toute beauté.
Quand j'ai révélé ce poste à un de mes oncles par alliance, le cheminot, qui était un des plus vieux sénateurs, j'ai senti que j'avais franchi un grand pas dans sa considération après une pêche miraculeuse dans ce lieu magique.

Ainsi allaient les choses dans ce monde simple.

Au fil du temps, le bâtiment du Sport Nautique s'était amélioré et comportait désormais des placards spacieux et des vestiaires décents.
Puis on avait obtenu l'autorisation d'installer une buvette qui concurrençait celle de la Marinelle. Mais l'ambiance avait monté d'un cran alors surtout que le tenancier, très entreprenant, utilisait la science d'un marchand de brochettes arabe particulièrement habile... pour le plus grand plaisir des familles.

Philippeville, le Sport Nautique
— Philippeville, le Sport Nautique —

Alphonse MAGNIERE, entrepreneur de peinture, personnalité locale de grand poids a assumé longtemps la présidence de l'association avec une autorité que personne ne songeait à contester.

La calme détermination d'Armand BUSCAIL régisseur comptable des ponts et chaussées, qui lui avait succédé, n'avait pas rompu la tradition.

La présidence de M. LITTIERO s'était exercée ensuite durant de longues années ce qui démontrait la parfaite entente qui régnait entre les sociétaires : heureuses grenouilles qui étaient satisfaites de leur roi.

En 1959 ce fut Roger ROTH, un sociétaire chevronné, auquel on demanda de diriger la vieille société.

Le calcul était évident : les sénateurs avaient pensé que les fonctions électives de leur nouveau président, devenu maire, seraient de nature à dynamiser la vieille dame.

C'est bien ce qui arriva avec la création d'une flottille de bateaux à voile animée par le généreux Roger GRIMA et spécialement d'une section de "vauriens" dont les régates avaient rajeuni l'âge moyen des sociétaires, ravis de voir des adolescents fréquenter le vieux club et y apporter du sang neuf.

Le jeune ingénieur des ponts et chaussées, M. GAUTIER, appelé par la suite à une brillante carrière, participait à ces courses mémorables avec un adolescent ébloui par la machine à calculer du chef de bord, polytechnicien frais émoulu lequel pensait pouvoir améliorer ses performances par des moyens techniques imparables.

L'adolescent n'était autre qu'Armand ROTH lequel a avoué avoir cru, un temps, à cette méthode et avoir été fort dépité d'arriver dans les derniers.

Pour autant cette jeunesse s'insérait dans la mentalité des vieux et respectait leur niveau social, car il s'agissait de leurs enfants et petits enfants.

Pas de snobisme "à la bônoise" mais une franche camaraderie et des régates empreintes de la volonté de gagner et non de paraître.

Ce qui n'avait pas empêché le comité et son Député Maire d'inviter opportunément le club nautique de Bône à des compétitions qui eurent un succès considérable. Les commerçants de la ville avaient répondu à l'appel de "leur Sport Nautique" et doté les régates de prix de valeur si abondants qu'ils avaient un peu époustouflé les visiteurs, ce qui était le but recherché.

Il ne fallait pas en effet "perdre la figure".

L'honneur de la ville était donc sauf !

Le pittoresque Maurice CRISCUOLO, vice président, mécanicien automobile, avait sauvegardé l'esprit du club -lequel était plutôt motonautique par tradition- en déclarant sans ambages aux Bônois au cours d'une réception à l'Hôtel de Ville que la voile "c'était du vent" réflexion mise sur le compte du champagne et qui n'entraîna aucun incident diplomatique.


Pour lire l'article du 13 août 1960


Hélas... la suite des événements d'Algérie n'a pas permis le retour de pareilles manifestations entre les deux villes qui avaient trouvé un terrain d'entente fraternel inespéré.

On devine que ce fut là le chant du cygne et l'on peut imaginer la triste destinée d'un club nautique remplacé aujourd'hui par un dépôt d'hydrocarbures et dont les sociétaires durent finalement emprunter le chemin de l'exil avec une fragile poignée de souvenirs.

 

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